Jumping Jack Flasque *

Quand, à la descente du toboggan, après avoir signalé la présence sur la route d’un objet suspect appartenant à la famille des choses dont on doit se méfier à deux heures du matin alors que la besace est en légère surcharge, je lui laissai le choix entre : a) un petit animal en métal, b) une pierre petite en zinc de forme carrée, c) un petit jouet plastique en acier, Jacques opta malgré tout pour la version bout de carton imitant le métal, j’ai eu comme un mauvais pressentiment. Il n’était pas question pour lui à cette heure avancée de la nuit de se laisser imposer une trajectoire hors celle qu’il avait choisie. On n’a pas réussi à dépasser la cinquantaine sans trop d’encombres pour soudainement se laisser infléchir la volonté par un vague argument qu’aurait émis une voix cotonneuse issue du brouillard ambiant.

Kéno vu par son Jackpot.

Portrait de mon auguste personne, tout à mon avantage, « exécuté » par mon ami Jacfé.

Et ce n’était pas un petit pied d’échafaudage métallique de quatre centimètres de diamètre sur une embase de dix centimètres au carré qui le ferait renoncer. La réponse à mon interrogation ne tarda pas. Nous avions à peine tenté d’écraser le bout de carton que le verdict nous claqua en pleine gueule, un bruit net d’explosion suivi d’un cataclope caractéristique. Tex Avery, le pied tout flasque du méchant qui pendouille et traine lamentablement. Sur son élan, la voiture vint s’immobiliser le long du rail de sécurité de la voie rapide. L’heure avancée plaidait en notre faveur pour une intervention rapide et discrète. L’espace entre la voiture et la rambarde était tout juste suffisant pour que Jacques s’y glisse armé du cric, de la manivelle et de la roue de secours. Me parvint rapidement aux oreilles un chapelet d’adjectifs tentant de définir au mieux la situation telle qu’il la percevait. Jacques me signalait, à toutes fins utiles, qu’une certaine Manon, prostituée de profession, entretenait des rapports forts douteux et même sodomites, me semble-t-il, avec une ribambelle d’ouvriers de l’usine Peugeot. Il ne précisait pas si cela était valable pour l’ensemble des sites de production de la marque au lion, ou applicable uniquement au siège social de Sochaux. Son amour immodéré pour les saucisses, et la nature l’ayant paraît-il largement pourvu, permettait d’exclure l’unité de Montbéliard de la liste des excommuniés promis au bûcher. Pour ma part, je m’étais posté une trentaine de mètres en amont et signalais notre présence aux véhicules comme je le pouvais, sorte de toréador du pauvre, d’épouvantail animé de soubresauts. Je ne crois pas y avoir mis autant de grâce que Belmondo face à la plage de Villers-sur-Mer, mais, pour ma défense, j’œuvrais sans muleta. Jacques avait à peine desserré les écrous que du lointain me parvint la mélodieuse ritournelle, répétition de trois notes sur un rythme soutenu que, vu mon état, j’aurais pu percevoir comme une invitation à m’agiter le corps frénétiquement sur cette piste de bitume en hommage à Bacchus. Je mis cette perspective en attente et envoyai immédiatement l’information à mon camarade, lui braillant distinctement à plusieurs reprises : « Jacques ! Les flics ! ». Tout occupé qu’il était à honnir les ingénieurs qui avaient pu pondre un système aussi malaisé, il ne m’entendit qu’au dernier moment alors que dans ma tête embuée je me demandais comment aborder nos représentants de l’ordre sans qu’ils ne s’aperçoivent de notre détresse. Le plus galonné des deux me facilita la tâche : « Monsieur, savez-vous qu’il est extrêmement dangereux de stationner où vous êtes et ce, quelle qu’en soit la raison ? » À cet instant précis je savais que de ma réponse dépendait notre sort et la nature de la couche sur laquelle nous pourrions terminer notre nuit. Expulsant une dernière respiration qui a dû emporter avec elle une poignée de ces sympathiques moustiques tant elle était chargée en relents fétides, je répondis d’un chaleureux « Messieurs, quelle chance que vous arriviez, nous venons d’éclater le pneu avant droit de notre véhicule et conscients de l’extrême dangerosité de la situation, vous nous voyez fort aises à cette heure tardive de pouvoir remettre notre sort de naufragés de la route bien involontaires entre vos mains. » Jacques s’était relevé, le cric dans une main, la manivelle dans l’autre et avec sur le visage suffisamment de cambouis pour attester de son incompétence. Je ne sais si ce sont nos mines d’ahuris aveuglés par les flashes de la rampe lumineuse de leur voiture, notre âge que soulignaient nos tignasses aussi blanches qu’hirsutes ou l’envie de rentrer rapidement au commissariat, toujours est-il que le subordonné fut sommé de prendre en main l’achèvement des travaux pendant que le chef agitait son gros bâton lumineux intimant l’ordre aux voitures de passer au large. Jacques et moi nous tenions au plus près de la rambarde, suivant en cela le conseil intimé par le chef avec la ferme intention de ne pas le contrarier. Hébétés, nous limitions la conversation au strict minimum, un vent malheureux pouvant toujours porter aux narines de nos nouveaux amis des effluves suspects. Tétanisés, nous éprouvions intensément ce sentiment du condamné à mort qui se voit renaître à la vie après que l’ensemble des fusils se sont enrayés. Quelques minutes plus tard, qui nous parurent une éternité, le chef revint vers nous : « Messieurs, nous allons vous accompagner jusqu’à la sortie de la voie rapide tout en vous souhaitant un bon retour ! » Que répondre ? Depuis je cherche en vain le nom de ce saint à qui nous devons ce miracle.

* Nouvelle issue de 30 Nuances de Gros Rouge édité aux Éditions de l’Épure, à nouveau dans les rayons de toutes les bonnes librairies.

3 réponses à “Jumping Jack Flasque *”

  1. KKB écrit :

    Quelle épopée et quelle écriture fluide ! Cela me rappelle quelque chose du genre, avec un célèbre avocat marron quoique virant au rougeoiement éthylique (François Berthout pour les intimes et pour les amateurs de Vichy – la délation, pas l’eau). Sauf qu’ayant pris le cric des flics, une nuit sans lune, il a suscité une inquiétude chez ces derniers qui les a fort ombragés. On s’en est tirés par une prune (pas l’eau de vie : c’était avant). Le suspect a eu un éclair de génie en partant. Il s’est tourné vers moi, devant eux : « mais ton père, il est pas militaire ? il est même officier ? ».
    Cela a rendu la gendarmerie compatissante, mais c’était trop tard : « Vous auriez dû nous le dire plus tôt ; maintenant, c’est enregistré ». Je ne crois pas avoir été grand Prince, mais avoir vaguement bredouillé quelque chose qui devait vouloir dire : « Je ne mange pas de ce pain-là ».
    Mais, vu ce qu’on avait bu, cela aurait fait un miget (voir dictionnaire franco-charentais) tout aussi suspect. Question de causer…

  2. jean pierre Barthe écrit :

    OUI, il y a du Blondin et Audiard dans ces lignes de « Rerfreshing Jack » !!!
    on s’y retrouve dans le thème : Maréchaussée en vue!
    bienheureusement lointaine de celle de Louis la brocante…
    merci de revisiter ainsi, l »art de La Nouvelle,merci,

  3. gangloff yves écrit :

    hum .. une belle et dense évocation qui me fait replonger dans cette bible  » les Contes bleus du vin  » de J.C (!) Pirotte et relire le verset page 17 intitulé – Brigandage – :  » – ( …) D’abord s’imposait un Côte Rôtie 1978 , qui fut suivi d’un Chateauneuf du Pape de la même année , vins solides et lumineux qui décapent les méfaits de l’ordre social et rajeunissent les conversations . Mais ce n’était là qu’entrée en matière , façon de se mettre en verve avant d’élever le débat , et de passer aux travaux de maitrise (… )  » On peut imaginer un prélude à votre aventure de ce calibre , en tous les cas , pas moins ..
    merci les gars ..
    l

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