Charles Joguet “Des mauvais vins, il n’y en a plus. Mais des grands vins, ça, c’est autre chose…”



Charles Joguet  dit avoir “passé l’âge des fleurs”. À 77 ans, il incarne le grand vigneron de Loire pour toute une nouvelle génération qui vient lui redorer le blason. Cabernet franc et franc parler assurent la longévité du bonhomme.

La Revue du Vin de France : Les plus grands vignerons lient votre histoire à celle de la Loire. Comment a commencé Charles Joguet ?
Charles Joguet : Je n’ai pas commencé. On m’a commencé. Le héros, à la guerre, c’est parfois le plus trouillard. Il n’a seulement pas pu faire autrement que d’être héros. Mon père est mort en 1957, un des pires millésimes du siècle avec celui de ma naissance, 1931. Il me laisse quelques vignes, quelqes dettes et zéro notion de vinifications. J’étais alors à Paris, plutôt tourné vers les Beaux-Arts. Et chez les artistes, on aime peut-être bien boire mais on n’apprend pas à faire le vin. J’enchaîne deux millésimes ratés et là, boom ! 59 ! La grande année. Le coq ! Puis 60… badaboom. Et 63. Catastrophe. Seuls quelques vins tenaient debout. Le mien était « arce » (contraction locale d’âpre, acide et amer) et sans couleur. Ma mère l’expose au salon de Chinon et un grand vigneron vient y mettre le nez. « Vous direz à votre fils de venir me voir quand il rentrera de Paris ! » J’y suis allé. Le père Taffonneau m’a tout appris. René Couly m’a aussi beaucoup transmis.

La RVF : C’était alors la belle époque à Chinon ?
Charles Joguet : Et la belle équipe ! Les Ferrand, les  Angelliaume et les Baudry m’ont fait avancer et l’appellation avec. Pourtant, j’en faisais des conneries ! Quand je voyais leurs vignes du train en rentrant de Paris pour regagner les miennes, j’avais honte. L’hiver où j’ai eu l’accident qui m’a coûté un doigt, ils sont venus tailler les miennes, spontanément, les patrons comme les ouvriers. Ça m’a aussi donné envie d’aller plus loin. Claude Cuinier de Tours, grand chercheur oublié, m’a inoculé le goût de l’expérience. L’œnologue Jacques Puisais a été de ceux qui m’ont permis d’aller voir ailleurs. Il nous ouvrait chaque année les portes de la Romanée Conti, de Dujac, de Rousseau… C’est aussi ça qui fait un vigneron : goûter, écouter et toucher les parcelles.

La RVF : Vous avez grandi en vous ouvrant au monde ?
Charles Joguet : J’ai fait confiance à plein de gens. Mais alors plein ! Et on m’a fait confiance. Pascal Delbeck a été une de mes plus grandes émotions. Je suis revenu de Saint-Émilion déboulonné ! Il soulevait les barriques pour transvaser le vin… La gravité. C’était l’absolu. J’avais déjà compris qu’il ne fallait pas tripoter les barriques à longueur d’année… La finesse, c’est le contraire de l’action.  Tu as un terroir, un microclimat, et tu fais ce que tu peux avec. Le Clos de la Dioterie (la « parcelle » qui a fait Joguet), il était Clos de la Dioterie bien avant moi. Les vieilles vignes ont plus de 100 ans. Tu respectes. Je n’ai jamais collé, ni filtré, ni levuré.

La RVF : Pourquoi n’avez-vous jamais levuré?
Charles Joguet : Parce que c’est con ! Tu levures si ça ne marche pas. Tu ne vas pas prendre de médicaments si tu n’en as pas besoin. Enfin je mens : j’ai essayé une fois parce que mes indigènes peinaient à démarrer.  J’ai ouvert un sachet, boutiqué tout le protocole au chaud dans la salle à manger de ma mère, attendu que ça gonfle. Et une semaine plus tard, quand je suis entré dans la cuverie avec ma mixture, les levures du terroir étaient parties au boulot toutes seules! Mais le nerf, c’est que le vin doit ressembler à l’endroit où il a grandi et elles y sont pour quelque chose. Je connais des gens qui font de bons vins en levurant. Ils en feraient de grands en arrêtant. Le grand vin, c’est la complexité. Les levures autochtones y contribuent. Il faut leur faire confiance. On a la chance que les bonnes soient plus fortes que les mauvaises. Nous suivions ça de près avec Cuinier.

La RVF : Vous avez l’impression que les vins modernes vont vers la facilité?
Charles Joguet : On a fait des progrès. Le plus grand reste sans conteste la propreté et l’outil magique Karcher*. Des mauvais vins, il n’y en a plus. Mais des grands vins, ça, c’est autre chose… On voit de plus en plus de machines à vendanger. Elles sont de plus en plus perfectionnées. Sur une appellation monocépage, c’est une grande tentation. Mais tout ne mûrit pas en même temps. Et on est loin de peaufiner avec la machine. Quand j’ai compris que j’attaquais trop tôt la Dioterie, ça a été une révolution. Trop de gens se précipitent sur les sécateurs dès que le voisin attaque. Chinon, comme la plupart des appellations, ce n’est pas un terroir, une seule typicité. Il y a quelques coins qu’il faut laisser aux vins de Pâques (c’est ainsi qu’on appelle ici les vins qui sortent au printemps) mais il y a trop de terroirs qu’on castre pour les calmer et ressembler à ce qui se vend. La clientèle veut du léger et fruité, on lui obéit bien trop souvent.

La RVF : Les vins de Loire ne se servent pas dans leur jeunesse au fond d’un seau à glace?
Charles Joguet : Je ne peux pas entendre cette connerie! Allez fouiller les caves du côté de Ligré ou de Bourgueil, il y a des 93 (1893 !), des 21 (1921)… et ça se tient. Et c’est grand. Les 2005, vous m’en donnerez des nouvelles dans 60 ans. Un squelette et des épaules pour traverser le temps, une acidité pour le tenir ! Un vrai cabernet, les bonnes années, ça ne devrait pas sortir de la cave du vigneron avant deux ans. Là est la gloire de la Loire.

La RVF : Mais est-ce que c’est viable aujourd’hui d’élever longtemps en Loire alors que le consommateur ne veut pas y mettre le prix?
Charles Joguet : Viable oui ! Au sens où ça donne envie de vivre… L’essentiel, c’est l’équilibre, l’harmonie. Comme les grands vins. On ne peut pas faire fortune en faisant du grand vin, de la grande cuisine, de l’art… ça voudrait dire qu’on vend avant que ça existe. Pour être bon vigneron, il faut être un peu fou. Évidemment, ceux qui comptent en hecto et dollars vont peut-être mieux. Je n’ai jamais su compter. La Ferrari est restée sur le papier glacé.

La RVF : Vous conseilleriez aux jeunes la voiture rouge et l’option rendement?
Charles Joguet : En France, la quantité, ça ne peut pas marcher. Et ça ne va pas aller en s’arrangeant. On fait bien plus rentable ailleurs. Il faut probablement aller vers le bio. Je l’aurai fait si j’avais eu les outils d’aujourd’hui. Mais il faut surtout rester à taille humaine, c’est ce qui nous différencie. Le moins malin des consommateurs sait quand il est tombé sur le bon type. C’est pour ça qu’on vient chercher les Français. Et c’est la condition pour faire du grand vin. Rien n’est reproductible, rien n’est systématique. L’idéal serait de connaître chaque pied, chaque jour de l’année… pour sentir ! Les jeunes vignerons, il faut qu’ils sentent. Parce que la technique et les moyens techniques, ils les ont. Pas de senti, pas de grand vin. Mais ça ne se transmet pas et ça ne s’achète pas par paquet de 5.

La RVF : Beaucoup de jeunes ligériens engagés dans cette démarche ont pourtant du mal à obtenir l’appellation. Vous en êtes conscient ?
Charles Joguet : Vous me l’apprenez. Ça me fait beaucoup de peine. Nous avons longtemps œuvré pour le label avec Jacques Puisais. J’imagine l’injustice énorme d’être exclu par ses pairs alors qu’on travaille dans le vrai. De mon temps, je ne supportais pas qu’on me claironne que mon vin ne ressemblait pas à du Chinon. Je le répète, il n’y a pas un type de Chinon, pas plus que Saumur-Champigny ou Bourgueil. Quand on travaille les sols, on clame cette différence. Et quand on ne levure pas, on la laisse s’exprimer.

La RVF : Alors la réforme des AOC qui exige désormais que chaque appellation définisse trois critères de typicité, ça devrait vous énerver?
Charles Joguet : gagné.

La RVF : à votre époque, le gros négoce et les petits vignerons illuminés cohabitaient harmonieusement?
Charles Joguet : C’est même probablement ce qui faisait avancer l’appellation. Les gros volumes pour propager l’image de Chinon et quelques doux dingues pour lui dorer le blason. Moi, j’étais dans l’expérimentation. Il n’y a que ça qui m’intéressait. Cuinier m’avait expliqué les malo. Je continuais les essais, les malos en cuve pour aller plus vite sur les petites années, les longues malo en fût pour les grandes années… Chercher, c’était mon truc ! Nous avons même mis au point le premier système de pigeage électro-mécanique. Pour les grandes cuves, c’était Bizance…

La RVF : mais la grande révolution, ça a été les francs pieds?
Charles Joguet : J’ai été le premier à en planter. Un hectare en 1982. Je voulais seulement savoir ce que c’était. Ce n’était forcément pas le même vin. J’en avais probablement goûté du siècle précédent mais pas d’extra… Je savais que ça devait être bon. Le porte-greffe américain agissait certainement comme un filtre. Quel qu’il soit, il devait modifier autant la vie du raisin que sa structure. Chaque millésime a produit un vin plus élégant. Moins de degré, moins d’eau et donc plus de densité. Une entité harmonieuse… Mes successeurs les ont arraché cette année. La parcelle était attaquée par le phylloxéra. Bernard Baudry, qui avait aussi tenté l’expérience, a subi les mêmes déconvenues. Je ne pense pas qu’il en reste beaucoup à Chinon.

La RVF : les Américains ont dû être désappointés  ?
Charles Joguet : Ils adoraient ce vin. Mon importateur américain n’y est pas pour rien dans l’histoire. Et dans la mienne toute entière : Kermit Lynch m’a beaucoup aidé à vendre. Il a exporté la Loire! C’est Aubert de Vilaine qui me l’a envoyé. Quand il est venu, la première fois, j’avais la tête dans une cage métallique suite à un de mes nombreux accidents de voiture. Nous sommes descendus goûter en cave. On y est resté des heures. C’était en février. Les vins étaient glacés. On est remontés pour déjeuner au café-tabac du coin. La patronne nous sert un pichet. Kermit s’adosse au poêle et sourit : « c’est le premier vin que je goûte de toute la matinée ! »  J’étais dépité dans ma cage… Nous, on avait l’habitude de goûter en cave. C’était le métier…

La RVF : la cave, c’est un peu la source de la Loire  ?
Charles Joguet : Beaucoup de vignerons d’autres régions en sont jaloux. Ces centaines de kilomètres de galeries réfrigérées dans la pénombre, c’est le gage du bon sommeil des bouteilles. Et c’est souvent ce qui participe à la vinication, doucement, plus long en fermentation parce que plus frais et parfois plus complexe parce que les paliers de température font intervenir de multiples levures… Mais c’est surtout l’endroit de prédilection pour goûter le vin. Là, on oublie le temps et le dehors, mais à l’inverse d’un supermarché où le soleil brille pour croire qu’ils ne passent pas. Ici, zéro parasite. On est dans le terroir, au cœur du calcaire. Du cabernet franc plein les dents. Parfois même, des racines de vignes s’y immiscent. Et là, on peut remonter le temps. Bien lancé, on crache en dedans. Et là, quand on commence à avoir le bec pointu, quand on a ouvert quelques bonnes bouteilles parce qu’il y avait de beaux gens, on sent les vins. Je reconnais les grands vins quand j’ai trop bu. KO. C’est là que je goûte bien. Ce sont les vins qui ne fatiguent pas. Les vins digestes. Je me souviens des journées de dégustation chez les grands bourguignons. Je ne crachais rien. On avait fini à la Romanée Conti et ça glissait encore, après 48 heures, parce que c’était bon.

La RVF : aujourd’hui votre nom est sur deux étiquettes, la boucle est bouclée  ?
Charles Joguet : J’ai commencé artiste et je continue. J’ai vendu mes vignes et mon nom avec parce que c’était un tout. Je ne pouvais pas morceler. Si je vendais une parcelle, je me vendais tout entier alors autant y aller. Mon nom reste sur l’étiquette. Il figure désormais sur une autre : celle de Marc Kreydenweys. Ce grand vigneron alsacien a choisi un de mes dessins pour illustrer ses 2006.
En essayant souvent d’être le meilleur peintre de tous les vignerons, j’ai même failli être le meilleur vigneron de tous les peintres…

(interview, avant correction, parue dans la Revue des Vins de France – novembre 2008)

Une réponse à “Charles Joguet “Des mauvais vins, il n’y en a plus. Mais des grands vins, ça, c’est autre chose…””

  1. Elisabeth Poulain écrit :

    Très bon article pour un grand bonhomme, plein de chaleur, de courage et de création. J’ai eu le plaisir de faire la connaissance de Charles et de Monique, il y a maintenant quelques années et je me réjouis de cette rencontre. Elisabeth Poulain

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