Jean-Claude Pirotte – Quatre heures soupatoires

 » Une après-midi de fin d’hiver, éblouissante et glaciale. J’ai traversé la combe Lavaux, avec ses pans de rocher rouille et l’admirable pointe sèche de ses arbres nus, pétrifiés par le givre. Sur les versants de la côte, des fumées s’élevaient toutes droites des tas de sarments que brûlent les vignerons. Le pays bas – c’est le nom que donnent à la plaine de Saône les gens d’ici – s’étendait jusqu’au revermont dans un scintillement presque douloureux. C’est la lumière d’une Bourgogne un peu sibérienne, quand le mercure du thermomètre, accroché dehors à la porte du cellier, s’immobilise entre moins dix et moins quinze. On sait que cela ne peut durer, la sève déjà frémit au cÅ“ur des ceps. C’est la saison d’explorer les combes, et de s’égarer de la vallée de l’Ouche à celle du Rhoin, parmi les mamelons et les escarpements de ce que, sur un ton de fierté malicieuse, l’homme de la côte appelle la montagne. À l’horizon, vers le nord, le relief évasé du Plain de Suzanne exhale une brume très fine, comme une haleine de songe.

J’ai dépassé ChambÅ“uf, qui est un village mélancolique, parce que la vigne semble l’avoir oublié. J’évoque la châtelaine de Vergy, ses amours trahies, et comme il suffit de rêver pour que surgissent les lieux où sont nées les légendes, voici dressée devant moi la butte au sommet de laquelle cette amoureuse des premiers âges du roman se lamente encore, entre les ruines de son manoir démantelé. Ce n’est pas aujourd’hui, cependant, la belle châtelaine, « cele qui m’ert et compaigne et amie », que je vais rencontrer, mais la boulangère obèse aux yeux lourds qui tient boutique à L’Étang-Vergy.

Une minutieuse sonnette grêle tinte quand je pousse la porte. Il fait sombre, un poêle gras de suie ronronne vaguement, sur le comptoir des verres sales moisissent, et les pains alignés sur une étagère ont un air de vieux tromblons. Ceci est une épicerie-tabac-boulangerie-café-salon de coiffure qui mérite un détour d’un siècle. Je m’assieds sur une chaise boiteuse, les coudes entre les ronds de verres de la table. Il fait tout de même un peu moins froid que dehors.

Un raclement de savates préhistoriques, et une voix plus rauque que celle d’Armstrong.

– Ce sera quoi ? Une omelette ?

J’ai répondu d’accord, avec du vin bouché, si possible.

Une demi-heure de silence, ponctué par trois toussotements de fourneau.

Baveuse à souhait, l’omelette. Et le vin, ah le vin ! Imaginez un velours d’un grenat subtilement moiré, quelque chose de caressant et de robuste, une vision de beauté lointaine et violente, eh bien oui, la châtelaine de Vergy, le bouquet de ses amours perdues, le souvenir d’un baiser pulpeux et secret, tout cela qui, je le confesse, tient de la poésie la moins digne d’estime, tout cela s’empare de moi dans cet estaminet sordide, et la boulangère-épicière-coiffeuse, que je ne reconnais plus dans la pénombre, me chuchote à l’oreille, d’une voix suavement rajeunie, que le philtre auquel je goûte, c’est un morey des Monts luisants. « 

Jean-Claude Pirotte, Les contes bleus du vin, aux éditions Le temps qu’il fait

5 réponses à “Jean-Claude Pirotte – Quatre heures soupatoires”

  1. jacfé écrit :

    Putain, je me suis dit, le Keno commence à prendre vraiment goût à l’écriture et voila qu’une vraie plume est en train d’émerger.
    je vais au bout du texte et merde; c’est pas lui qui signe ce superbe texte.
    Patience mon Keno, encore un peu de travail et quelques belles bouteilles et tu y arriveras.

  2. philippe écrit :

    Écoute, je n’ai su lire que très tard. Maintenant j’entame, si ce n’est pas déjà fini, une « carrière » d’écrivain. Et tu voudrais qu’en plus j’aie du talent, je trouve Monsieur bien exigeant si ce n’est mauvais camarade.

  3. Toto écrit :

    Décidément, la violence des règlements de comptes dans les Alpes-Maritimes n’est pas un mythe. Si Philippe Quesnot le cède en précision dans la description d’un paysage par rapport à Jean-Claude Pirotte, celui-ci, dont la carrière littéraire est, hélas, achevée, n’a pas la drôlerie du premier.

  4. philippe écrit :

    Et toc!

  5. Cours d'oenologie Paris écrit :

    j’ai lu l’article de bout en bout.. c’est très romantique… rien à envier à Victor Hugo. c’est d’une beauté pure.

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