Avaler des Merveilles.

En ce début septembre, il est temps de faire le point sur l’activité physique produite durant tout cet été et, si nécessaire, pratiquer quelques randonnées en montagne pour mettre ses actes en conformité avec les volontés affichées au début de l’été. Ainsi en 2003, nous tentâmes, non loin, en un week-end de combler notre déficit, le souvenir que j’en garde, outre des genoux définitivement cagneux, est pour le moins mitigé.

Délivrance revisité.

Délivrance. Le grand classique de John Bourremann

L’accroche transpirait l’arnaque, l’expérience serait initiatique, nous allions communier avec Mère Nature. D’entrée j’aurais dû me méfier, moi la nature c’est parfait à domicile sur Arte ou bien si elle se manifeste au fond de mon verre, mais devoir aller à l’extérieur pour la rencontrer, en altitude après plusieurs heures de marche, non merci. Les trois escrocs m’avaient vendu l’affaire à peu près en ces termes : « Et au sommet t’apparaitra, au milieu d’une clairière à l’ovale parfait, un lac aux eaux pures dont, de l’onde cristalline, des naïades aux cheveux d’or sortiront pour entamer avec toi au crépuscule un ballet païen et torride qui te transfigurera, exacerbant paroxistiquement ta viscérale animalité brutale et sauvage ». Autre passage du prêche, un truc du genre « tu trouveras en toi, au-delà de la douleur, un état de semi-conscience qui te rapprochera de l’absolue connaissance de ton toi profond ». Cette simple remémoration me stresse encore le fondement.

Mark Angéli

Mark Angéli. Rosé d’un Jour 2001

Le premier et avant-dernier jour fut consacré à la Vallée des Merveilles et à ces vestiges témoins du désarroi d’une jeunesse oisive en mal d’identité revendiquant à grands coups de silex le droit à exister, contestant cette société de consommation où il n’était question que de posséder toujours plus. L’un de mes compagnons fit remarquer, constatant l’absence de tout vestige de structure sociale d’accueil, qu’il était normal que la délinquance se soit développée dans ce désert culturel et aboutisse à ce chaos. De cette période trouble, datant de 3000 ans avant J.-C., ne perdurent que ces milliers de graffitis, obsession des autorités locales qui ont le plus grand mal à les faire disparaître. Seul souvenir digne me restant de cette journée, ce petit en-cas diététique au refuge, terrines de pâté, rillettes, saucisson, Rosé d’un jour 2001 de Mark Angeli en apéro, le blanc d’Hervé Souhaut 2000 pour maintenir la bouche fraiche et Briand 99 de Gérald Oustric en dessert.

Hervé Souhaut

Hervé Souhaut. Blanc 2000, qui devait être un de ses tous premiers millésimes.

Tout ceci sous le regard ahuri d’une bande de randonneurs patentés venus nous narguer avec leurs barres protéinées, qui, malgré l’immensité du site, étaient venus se coller à nous, le couple immédiatement à notre contact nous lançant des SOS désespérés du regard, nous suppliant de déverser par mégarde dans leurs gobelets plastique quelques gouttes de notre breuvage en lieu et place de cet horrible liquide inodore et sans saveur qui occupait tout l’espace de leurs gourdes, guettant, tels deux piafs affamés, le morceau de pain que nous abandonnerions chargé de sa strate de rillettes. Pour le reste, une vraie torture, marche forcée sous un soleil harassant, les tympans anesthésiés en permanence par un laïus insipide sur la beauté environnante, la qualité de l’air et les bienfaits de la randonnée en altitude. Harassé, détruit, je peinai lamentablement à marcher, mes vieilles articulations me faisant atrocement souffrir. J’invoquai Saint-Roch, patron des pèlerins, Saint-Jacques, des randonneurs, et Saint-Nicolas, des marchands de vins, tant mon martyr était grand, les implorant de me venir en aide. Seul ce dernier entendit mon appel, m’envoyant un signe chargé d’amour, j’aurais dû me douter que les deux autres ne feraient rien pour me sauver, étant vaguement croyant et pratiquant uniquement sur le trajet qui mène de la tonnelle à la cave. Alors que je m’apprêtais à entamer ma dernière ascension de la journée qui me jetterait totalement fourbu sur mon grabat, un pied en enfer, du fond de mon sac à dos, un doux bruit vint m’insuffler une grande bouffée d’espoir pour un retour à la vie. Tout au long de mon calvaire j’avais la journée durant promener sans le savoir au fond de ma besace deux bouteilles de Gramenon, imitant en cela les expériences tentées de vieillissement accéléré des vins en fond de cale de bateau ou au fond des mers. Mon supplice aura-t-il au moins permis de faire évoluer la science ? N’aurais-je enduré ce chemin de croix, subi cette épreuve en vain ? J’opérais lentement un demi-tour, redescendais les quelques marches et rejoignais à table les trois aigrefins. Seule la perspective de deux bouteilles de Gramenon pouvait me ramener à la vie l’instant d’un repas. S’il n’y avait eu ces Sagesse et Sierra du Sud je serais allé me coucher sans boire. Cette première journée n’avait eu pour but que de me distendre les ligaments du genou gauche et ainsi permettre le début d’un épanchement de synovie que je mettrai des mois à résorber, m’obligeant à abandonner la pratique à très haut niveau du tennis de table et donc ma carrière prometteuse d’épongiste professionnel. Pas de réseau, pas d’avocat, mais je me promettais dès notre retour à la civilisation d’entamer à l’encontre du gourou et de ses deux prédicateurs une action en justice. Finis les coups de rouge, ce serait dans un avenir très proche une avalanche de petits bleus.

Gérald Oustric.

Gérald Oustric. Le Mazel 1999, cuvée Briand.

Ultime jour, l’ascension débuta par une très sévère côte au pourcentage ahurissant sous une pluie perfide et persistante qui coulait à l’intérieur de mon K-way, ruisselant le long de mon dos et des bras. Le souffle court aidé par une atmosphère saturée en humidité, j’ai grimpé durant des heures tout en me faisant toujours autant bassiner les oreilles par le discours de l’escroc en chef qui ne cessait de vanter l’incomparable spectacle qui nous attendait. Et quand enfin nous arrivâmes au sommet dans un dernier râle, ce fut pour découvrir un marigot à moustiques dans lequel nous aurions pu à peine patauger et d’entendre l’autre margoulin s’étonner à haute voix « Quel dommage car c’eut pu être très beau, surtout avec cette pluie délicate qui en irise la vision ». Depuis ce temps je prends bien soin de rester ami avec eux, mais ne manque pas une occasion de leur rendre, en sous-main, la vie plus difficile par de multiples mesquineries que je fais passer sur le compte de l’âge. Je collectionne à leur intention des flacons douteux, voire exécrables, que je ne manque pas d’ouvrir lors de petits repas que nous faisons entre « amis », prenant un malin plaisir à les leur présenter de façon ostentatoire, leur rappelant aussi à quel point il est important pour moi de partager ces moments d’intense plaisir avec eux, eux mes vrais amis, eux grâce à qui j’ai découvert que l’ivresse décime. Ces bouteilles je les traque sans relâche, me renseignant sur les millésimes les plus pauvres des vignerons les plus incompétents, je fais les foires aux vins des grandes surfaces, repérant ici et là la pépite qui saura me rendre plus belle ma journée et ne pas regretter mon investissement. Il ne faut pas être ingrat avec les gens qui ont su vous procurer d’intenses émotions et je ne le serai pas, promis, juré, je ne le serai pas.

Texte extrait de 30 Nuances de Gros Rouge, aux Éditions de l’Épure.

2 réponses à “Avaler des Merveilles.”

  1. dirpauillac écrit :

    Extraordinaire. Bravo. Je repense aux récits de mon oncle, alpiniste chevronné, qui montait aux refuges avec saucisson, cassoulet, apéro et picrate. Il y faisait bisquer les esthètes aux sacs allégés remplis de « nourriture » lyophilisée. Y’a d’ces cons, des fois…Ne changez pas. Ne changeons pas.

  2. Guillaume écrit :

    Pour l’avoir vécu j’atteste que tout est vrai j’avais même à l’époque témoigné contre « l’escroc  » pour quelques bouteilles certes. En lisant la fin je me demande si je ne me suis pas fait avoir.

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