Les démaquiseurs du Nebbio


Il faut parfois traverser la mer pour retrouver la terre. La Méditerranée a longtemps materné l’île Corse. En son cœur, les remparts de montagnes couvent le jardin du Nebbio. Là, le cliché azuré berce d’illusions mais quelques consciences s’animent pour exhumer le patrimoine afin d’ y garder les vivants.

Le bateau accoste. Bastia s’éveille. Ses plus vieux habitants se postent dans l’enfilade des terrasses de bistrot. Seuls, ils scrutent. Groupés, ils s’apostrophent et se raillent affectueusement. « Dépêche-toi de partir qu’on dise du mal de toi. » Des yeux plissés perce toujours la lumière. Les rides s’en échappent comme des rayons de soleil. Les Corse sont beaux. Des marins latins mâtinés de montagnards. Un ancien gardien de phare raconte la solitude, la peine des absents que les guerres ont pris, l’isolement des reliefs, la mer qui ne pardonne pas, la force de l’île, les travers de ses patriotes. « Il ne faut pas écouter la haine. Moi je suis Corse et Français. Où c’est que je bois, je crache pas. » Les Corses ne demandent qu’à parler. Ils soufrent des bruits qui parviennent au continent. Leur île dit bien autre chose…

Patrimonio,terroir en vue

S’il fait gris à Bastia, il faut passer la montagne, grimper jusqu’à s’engouffrer dans les nuages et s’arrêter un instant pour admirer comme les cimes les agrippent pour se coiffer de ce coton. La moindre tentative de passage à l’ouest est balayée par le vent. Alors soudain se déploie l’amphithéâtre vert baigné de soleil et bordé de falaises. Le Nebbio émerge, embrassé de minéralité. Seul un triangle argenté crie la présence de la mer entre deux géants de calcaire. Saint-Florent y fait son Saint-Tropez. Mais la vraie vie tourne le dos aux plages. Le paradis est à la terre. Saint-Martin, abordant ce paysage, l’aurait baptisé : « ceci sera mon patrimoine. » Patrimonio se niche au cœur du berceau. 500 hectares de vignes qui clament l’identité corse comme personne. Une humidité constante, des vents salvateurs, un terroir manifeste, deux cépages autochtones pour le traduire (nielluccio pour le rouge et vermentino pour le blanc) et la conscience des vignerons pour ne pas le trahir. « On a jamais vu une parcelle totalement désherbée sur l’appellation. » Jean-Laurent de Bernardi en est le président. Son père a participé à ses fondements, revendiquant la garantie de l’origine dès 1943 pour se protéger des usurpations d’un nom déjà synonyme de bon, proposant un plafond d’exploitation à 15 hectares pour le préserver des dérives industrielles. Aujourd’hui, la menace vient de la mer. Jean-Laurent de Bernardi habite Saint-Florent. On lui interdit de démarrer son tracteur avant huit heures pour ne pas troubler le sommeil des vacanciers. Aux beaux jours, la vigne n’attend pas. « On rêve du salut par le tourisme mais il est en train de grignoter le vignoble. Les sirènes des prix des terrains chantent. L’agriculture est en grand péril. Notre corne d’abondance se vide et se salit. On plante des oliviers pour avoir le statut d’agriculteur et le droit de construire. Aujourd’hui, il n’y a plus que le vignoble qui soit vivant et le touriste ne se contentera pas du bronzodrôme. »

Peloton Arena, meilleurs grimpeurs

Antoine Arena a le teint hâlé parce qu’il travaille de beaux coteaux et le sourire affiché parce qu’il cultive la relève motivée. Il transmet à ses fils et sème le salut par le bon dans toute la région. Lui a pourtant faillit la quitter. « Mon père ne m’a plus parlé pendant des mois quand je lui ai annoncé que j’abandonnais le droit pour revenir aux vignes. Il se sacrifiait afin que les études m’épargnent la peine agricole. » Dans les années 70, seuls 50 hectares de vignes subsistaient à Patrimonio. Antoine a grimpé pour replanter, traversé la mer pour vendre, sillonné le continent pour apprendre et revenir défricher encore son histoire. Il a exhumé un cépage disparu (le bianco gentile) pour en faire un des plus joli blanc de l’île et s’en va maintenant chatouiller le menton de la montagne. «Personne n’était allé si haut, on m’a pris pour un fou. » Cette année encore, les Arena ont mis la panique au village en vendangeant avant tout le monde. Et avec les fils, il faut s’attendre au pire…Quand ils ne sont pas aux vignes, ils sont au chevet des vieux arbres pour les libérer de la végétation qui les étouffe. Partout, les Arena défrichent et « démaquisent ». Sous les broussailles, l’histoire ressurgit et ils sont bien décidés à en écrire une nouvelle page. Les hommes ont abandonné la nature hostile, elle a repris ses droits, englouti les cabanes, écroulé les restanques, englouti les murets…Mais la main de l’homme est partout dans le paysage.

Yves Leccia, le langage des pierres

« Et on traite les Corses de fainéants ! » Yves Leccia plante encore. Ses parcelles de vignes sont abritées de murs épais. « C’était la meilleure façon d’utiliser les cailloux envahissants quand on épierrait. » Les arbustes s’y immiscent mais l’appareillage ne tremble pas. « On savait bâtir. Les grosses pierres dessous, le remblai dedans et la casquette dessus. » Disséminés tout autour, les « paillés » (parce qu’on y faisait aussi sécher la paille) abritaient les paysans qui descendaient cultiver la vallée. « Mais les maisons étaient en piémont, pour se protéger des envahisseurs. Sous chacune, il y a une cave. On vivait d’un bout de vigne, d’oliviers et de blé. » Celui-là n’y blondit plus guère. Les fabuleux chênes-lièges qui ponctuent le vert de leurs tortueux troncs noirs ne sont pas « levés » non plus. Les richesses sont partout mais les Corses n’y sont plus, disséminés outre-mer pour faire la guerre puis la fortune. La trilogie qui constituait l’économie du Nebbio a vécu. « On faisait des châtaignes en haut pour avoir le vin ou l’olive. C’était la monnaie d’échange. » Antoine Arena n’a pas de tremblement nostalgique dans la voix. Il troque le vin pour le cochon et mange dans de belles assiettes colorées que le voisin potier a relancées. Encore une autre façon de vivre d’ici.

Pascal Flori, les règles du lard

Pascal Flori rêvait d’être footballeur. Il s’en est retourné dans sa montagne pour y devenir le champion du cochon. Là encore, le métier périclitait, tenu à une main d’œuvre familiale qui s’échappait et à une image qui le salissait. « Je vis quelque chose d’extraordinaire. Le secret, c’est la passion. Celui qui me l’a transmis, c’est Antoine Arena. » Pascal Flori partage le métier de vigneron (de l’élevage de la matière première au-dehors à la transformation au-dedans des caves) et parle comme un vigneron. « Un bon cochon est un cochon longtemps élevé, équilibré, pas stressé. » Il a fait son assemblage porc corse- porc canadien pour adapter l’animal à la rusticité du terroir, qui détermine aussi la belle charcuterie : « le froid tue les bactéries et rétracte la viande. » Il en mesure le PH avant de l’abattre et ne se fie qu’à la maturité physiologique. « Avec une viande mûre, on a pas besoin de maquiller. Les seuls intrants sont le poivre et le sel. Je peux me permettre de les utiliser parcimonieusement parce que je suis sûr de ma matière première, tout comme je fume raisonnablement parce que je n’ai rien à cacher. » Aujourd’hui, on lui demande plus qu’il ne produit. Alors Pascal Flori veut se lancer dans un petit « négoce » de cochons, « avec des gens qui élèvent comme moi, mais ne nourrissent pas forcément de la même façon et gravitent sur d’autres terroirs. » Parce que Pascal Flori croit au cochon mais plus encore à l’identité du pays qu’il faut reconquérir pour le faire vivre.

Olivier Morati, l’huile essentielle

Les oliviers corses sont bibliques. Ancrés au plus profond du caillou méditerranéen, ils vont gratter le ciel. « Ils sont là depuis des milliers d’années parce qu’on ne gèle pas. Pour la même raison, on ne les taille pas parce qu’on ramasse les fruits mûrs, quand ils tombent de l’arbre. » Olivier Morati cultive deux races tardives, biancaghia et raspuluda. En décembre, il tend des filets au-dessus du sol et ramasse quotidiennement jusqu’à fin mai. « Si elle touche terre, elle prend de l’acidité et des faux goûts. Le fruit mûr est plus sensible. Il impose aussi une rapidité dans la transformation. » Olivier Morati s’est donc mué en « moulinier » et sa rutilante machinerie accueille toutes les olives du Nebbio. « C’est le travail de mon père qui l’a payé. » Lui vivait surtout du miel. « Mais les abeilles sortent des ruches et n’y reviennent plus. Elles sont mille fois plus réceptives que nous aux agressions et polennisent 80% des fleurs. Plus d’abeille, plus d’homme. Chaque année, on perd 20% du cheptel. » Alors Olivier s’est fait un prénom et veut y croire. Il a planté dix hectares et vénère le seul fruitier qui produit à l’abandon. « L’île fournissait dix fois plus que le continent avant-guerre. Le fruité vert s’est imposé mais l’huile douce de Corse a aussi sa place. »

La relève chantante

Pierre Carli sauvera peut-être les Corses. Si les abeilles sauvages disparaissent, il ne restera que les élevages des apiculteurs. Celui-là butine tout le Nebbio. Il y promène ses abeilles et elles « traduisent le paysage, du littoral à la montagne, toutes les richesses du biotope. » Des châtaigniers aux arbousiers, du romarin au maquis de printemps, toutes les fleurs y passent. Et quand sa gorge est bien adoucie, il s’en va chanter à l’église de Patrimonio. En son chœur, les jeunes énergies du Nebbio s’accordent pour le faire battre. Jean-Baptiste Arena est là, son voisin potier en est aussi. Les « confrères di San-Martinu » accompagnent les familles du village dans les épreuves, chantent les messes, portent les cercueils et creusent parfois le trou de ceux qui ont choisi la terre (on finit plutôt dans les tombeaux familiaux ici). De mémoire des plus mûres recrues, le Nebbio n’avait pas connu une telle entraide depuis des lustres. Et quand ils ne chantent pas, ils nettoient les sentiers, les berges des rivières, partout où l’homme a bâti pour subsister. « Ils sont le second souffle de la Corse, son patrimoine vivant, animé par une volonté farouche de produire, d’agir et de sortir de la problématique saisonnière. » Christian Andréani les entraîne et construit autour du cœur. Chez lui, il a fait émerger une micro-Corse d’un tas de pierres, y replante les cédras, les clémentines ou les myrthes qui la pimentaient et retrouve même la musique qu’elle sortait de ses instruments pastoraux. La Corse se remet à fabriquer des Corses.

(article paru dans Terre de Vins, 2007)

Pascal Flori
Charcuterie San Michele
20 239 Murato
Tel/fax 04 95 37 62 30

Pierre Carli – Miels
Lieu dit Catarelli
20 253 Patrimonio
06 17 03 44 28
mlpcarli@free.fr

Huiles d’olives de San Pietro di Tenda :
Olivier Morati
06 13 58 26 94
magasin à Saint-Florent ????

Damien Muller
Poissonnerie Saint-Christophe
entrée Nord
20 217 Saint-Florent
04 95 35 07 57

Vignerons

Jean-Laurent de Bernardi
Clos de Bernardi
20 253 Patrimonio
04 95 37 01 09

Antoine Arena et fils
Morta Maïo
20 253 Patrimonio
04 95 37 08 27

Yves Leccia
Domaine d’E Croce
Lieu-dit Morta Piana
20 232 Poggio d’Oletta
04 95 30 72 33

Marie-Brigitte Poli-Juillard
Clos Teddi
Casta
20 217 Saint-Florent
06 10 84 11 73

4 réponses à “Les démaquiseurs du Nebbio”

  1. erickyrn écrit :

    Très jolie mélodie qui rappelle parfois « la petite maison dans la prairie »…Belles initiatives à suivre…malheureusement, la vie n’est pas aussi simple en Corse…

  2. Ludovic Lanoë écrit :

    J’ai faim et … soif !

  3. Jacques Perrin écrit :

    Merci pour cette belle évocation, notamment celle de la famille Arena, au-delà de tous les clichés sur la Corse : http://blog.cavesa.ch/index.php/2008/08/26/154288-le-souffle-de-patrimonio-le-domaine-arena

  4. pierre écrit :

    Le touriste empêche le vigneron de travailler ! et grignote sa vigne ??? ne serait ce pas le vigneron qui aurait vendu ses terres plutôt ? arrêtez la demagogie, toutes les personnes que vous citez, aussi respectueuses soient elles, vivent grace au tourisme ! la corse vue par les non corses, ca donne ce que vous ecrivez ! le drapeau corse n’est ni noir ni blanc, il est blanc et noir monsieur.

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